SILENCE
La suite “Silence·s ” apparaît certainement dans la sacralité liturgique de l’atelier de gravure.
Papiers coupés sur mesure, humidifiés la nuit dernière, pour obtenir l’humidité optimale.
Encre noire calcographique mélangée avec du carbonate de magnésium travaillée jusqu’au bruit caractéristique confirmant son point optimal pour la gravure au carborundum.
Matrices en ordre sur la table, en cohérence avec le positionnement des papiers pour la gravure.
Trois tarlatanes de 100 sur 100cm, pliées sur elles-mêmes pour chaque étape d’essuyage des matrices.
Un chiffon en coton.
Deux spatules pour étendre l’encre sur la matrice.
La presse préparée avec doubles feutres, la pression réglée après des années de tirages, ce qui permet la transposition de l’image sur le papier de manière concise.
Matrice saturée d’encre au moyen de la spatule qui recouvre chaque espace de la tache créée, pour ensuite éliminer l’encre en excès avec la tarlatane, la première des trois éliminera la plus grande partie de l’encre, la seconde pour faire pénétrer de façon circulaire, jusqu’à une douce nuance de gris …. la troisième fait surgir l’image du fond, l’encre noire imprègne le carborundum dans un ton idéal pour être tirer.
Matrice centrée sur le plateau de la presse.
Le papier humide sorti de son emballage couvre la matrice.
On dispose doucement les feutres et c’est le moment de tourner la roue et le plateau glisse doucement sous les rouleaux de la presse jusqu’au final.
Lever lentement les feutres.
Retirer avec précaution le papier de la matrice et découvrir.
Découvrir que chaque estampe est une aventure délicieuse.
Ou comme disait Barrico : ” la découverte déconcertante du silencieux qu’est le destin quand il éclate soudainement …”[1]
La couleur noire apparait dans mon travail de manière récurrente, depuis la série ” Les abîmes de l’âme”. Ses qualités plastiques exceptionnelles donnent une intensité tonale, qui n’est applicable qu’à cette couleur.
La rondeur de la tache non diluée devient veloutée avec la technique de gravure au carborundum et éthérée dans les zones moins denses semblables aux qualités de l’encre de chine appliquée avec compétence.
Mais toutes les nuances de noir ne me donnent pas ces caractéristiques si spécifiques, sans doute possible le ton correspondant le plus à mon travail calcographique est le noir 55985..
D’autres artistes ont fait du noir l’axe de leur travail : Pierre Soulages, Richard Serra, Ad Reinhardt … même Rothko a terminé sa carrière par la chapelle de Houston.
Peut-être, comme le dit Thereza Pedrosa:
Quand un artiste abandonne la couleur … tout ce qui reste est l’essence, la force du trait et la pureté du symbole …
A moins que le noir dans mon œuvre graphique soit semblable à”noire”. Le silence est alors comme un soupir, le mot par lequel dans la tradition française du XVIII on désignait le “silence” de la valeur d’une noire en musique.
Le silence d’une noire équivaut à un soupir, une croche vaut un ½ soupir,
une ½ croche vaut un ¼ de soupir[2].
Et dans ce soupir il est peut-être possible de modifier la façon d’écouter, transformer l’ouïe, et l’observateur s’immerge dans le paysage sonore dans une
forme d’accommodement avec la réalité[3].
Ou peut-être pas et soit un parallèle avec ce que dit Henri Michaux, mais dans mon cas pour mon estampe.
Dans ma musique, il y a beaucoup de silence.
Il y a surtout du silence.
Il y a du silence avant tout qui doit prendre place.
Le silence est ma voix, mon ombre, ma clef… signe sans m’épuiser, qui puise en moi.
Il s’étend, il s’étale, il me boit, il me consomme.
Ma grande sangsue se couche en moi.
Henri Michaux
Le mot silence vient du latin “silere”, taire, être silencieux. Ce silence est l’intention, non pas pour être à l’écoute d’un silence qui doit être écrit en majuscules, comme si c’était un silence ontologique, mais simplement pour écouter avec l’esprit. Au final ou par liturgie, pour “noire/noir”, pour le concept “silence” de la parole ( il y a plus abstrait que la parole avec autant de significations en soi …) a surgi la série Silencio.s
L’espace de l’exposition.
Silencio.s dépasse le papier pour se convertir en graphisme étendu où le contenant sert de support ( physique d’être fixée au plafond) et visuel en accueillant l’œuvre passante. Le spectateur pourra observer une image comme un trait d’encre flottant dans l’air de la salle, image qui projettera à son tour des ombres selon l’éclairage de la lumière naissante, favorisant ainsi le concept de la tridimensionnalité.
Je crois qu’il est intéressant selon les caractéristiques de la salle, de pouvoir intégrer les premiers tirages de la série pour montrer l’évolution du projet jusqu’au résultat graphique final.
” Le silence _ affirme Jankélévich_ est ce qui amène au bord du mystère au seuil de l’ineffable quand la vanité et l’impuissance de la parole se font évidentes …” [4]
En définitive :
” Le silence est pour l’homme comme un élagage qui le remet en forme et nettoie les mauvaises herbes du terrain où il se débat…” [5]
L’éloge de la marche
David Le Breton
[1] Barrico, Alessandro. Océano mar. Pág. 71. Anagrama.
[2] Rousseau J. , “Dictionaire de Musique”, Oeuvres Complètes, vol. V. París, Bibliothèque de la Pléiade, 1995, entrada “silence”.
[3] Pardo, Carmen. Las formas del silencio.
[4] Fubini, Enrico . Jankélévitch: la musique et l´ineffable. París. 1961. Colin.
[5] Le Breton, David. L’éloge de la marche. Siruela.